Pourquoi faire de la philosophie qu’en terminale ?

Un héritage du passé qui j’espère sera un jour dépassé !

 

1         Introduction

La philosophie n’est obligatoire qu’en terminale, elle ne fait pas partie du socle commun de connaissances enseigné jusqu’en 3ème. Tous les élèves n’y ont donc pas accès. La controverse existe sur cette question de l’accès à la philosophie avant la terminale et donc pour tous. Au départ, lors de son introduction au lycée (début XIXème), elle est pensée comme le couronnement des études secondaires, ce qui ne la rend accessible qu’à une élite sociale masculine.

1.1      Une histoire des programmes qui pose question sur l’héritage qu’il laisse.

Lorsque nos institutions ont décidé d’en faire une discipline que l’ont enseigne, elle n’est pas pensée pour être accessible au plus grand nombre, elle est même réservée à une élite sociale masculine, sans parler de l’exclusion des femmes (bac crée en 1808 et 1er bachelière, Julie victoire Daudié en 1861 non sans de nombreuses péripéties, la dernière étant le refus du ministre de signer son diplôme). Les études secondaires ne sont pas obligatoires, et il a fallut attendre 1880 pour que les femmes accèdent au secondaire mais toujours sans pouvoir passer le bac faute de certains enseignements. Aujourd’hui le secondaire n’est toujours pas obligatoire mais avec sa démocratisation c’est un nombre important de nos jeunes qui passent le bac.

1.1.1     De 1808 à 1820 : une poignée d’élèves (environ 3000)

De 1808 (date de création du bac moderne) à 1820 c’est une invitation à lire des philosophes et leurs œuvres. Un programme existe autours de 4 grands axes : la logique, la morale, la métaphysique et l’histoire de la philosophie les élèves sont alors une poignée. Les manuels n’existent pas ceux sont les œuvres des philosophes qui tiennent lieu de manuel comme les dialogues de Platon ou la logique de Condillac.

La logique ici n’est pas entendue comme dans sa définition moderne qui est d’être un langage formel. La logique de Condillac reflète bien l’esprit que l’on souhaite inculquer, c’est-à-dire qu’il y a des vérités indiscutables. Celle de Condillac est de considérer que le plaisir et la douleur sont deux outils que nous avons par le biais de la nature, ceux-ci vont nous aider à bien penser et agir. Nous avons ici les prémisses qui dureront tout le long des premiers programmes. Il y a une vérité, qui nous est accessible, que nous devons connaître puisqu’elle nous offre la possibilité de bien penser, de bien agir. Nous avons une définition de la philosophie qui est : La philosophie nous aide à bien penser et à accéder à la vérité. La philosophie est ici un savoir peu discutable. La philosophie n’est pas ici associée à une liberté de jugement, à une autonomie de la pensée. Le but de l’institution étant de contrôler les doctrines enseignées.

1.2      A partir de 1820/1823 jusqu’en 1852

Contrôle du contenu de l’enseignement philosophique, L’enseignement est dogmatique.il y a donc 50 questions au programme, l’enseignant dicte le cours et les réponses sont apprises par cœur. Voici quelques unes des questions : « Démontrer l’existence d’un dieu unique. Résoudre les objections. », « Le suicide et le duel sont interdits. Résoudre les objections ».

En 1832, arrive Victor Cousin, enseignant de philosophie, ministre de l’instruction. C’est un personnage qui compte et qui veut compter, il essaye d’être présent dans toutes les institutions, académie, école normale. Il veut rendre la philosophie accessible au plus grand nombre tout en la laissant uniquement dans le secondaire (paradoxe). Enfin voilà pour lui le rôle de l’enseignant de philosophie (rapport d’agrégation de 1850) : « le professeur de philosophie est un fonctionnaire de l’ordre moral, préposé par l’État à la culture. » Victor Cousin, bien organisé opère toute une série de recrutement d’enseignant, à la fois via l’agrégation mais aussi à l’université. Il veut que la philosophie s’émancipe de la religion mais pour mieux retrouver une autre tutelle, celle des institutions et de l’Etat.

Pour ceux qui voudraient approfondir, je vous renvoi à l’étude de Lucie Rey enseignante chercheuse sur Victor Cousin et les enjeux de l’enseignement de la philosophie. Elle essaye de montrer comment cette époque à fortement marquée l’enseignement de la philosophie jusqu’à nos jours, notamment à travers la manière dont on a encore d’interpréter les grands penseurs, leurs œuvres et leur texte. Une vision élitiste plus qu’une vision émancipatrice.

1.3      De 1852à 1863 suppression de la philosophie

La philosophie est supprimée ainsi que l’agrégation qui va avec au profit de la logique. Il y est toujours question d’étudier les vérités morales et différentes œuvres philosophiques.

1.4      En 1863 c’est Victor Duruy qui est alors au commande

Il rétabli l’enseignement de la philosophie, Avec 3 objectifs : « donner des valeurs morales qui sont le ciment des sociétés laïques » La société doit être soudée et il veut faire comprendre « l’inanité des comportements “antisociaux” ». « La philosophie comme la religion ont donc le même but diffuser des vérités morales comme le respect d’autrui, la bonne foi, ou l’amour du bien public. Pour y arriver il y a d’un côté la foi et de l’autre la raison. La philosophie n’est pas la servante de la religion mais ne doit en aucun cas ébranler les convictions religieuses. Voila ce qui est écrit dans le Bulletin officiel sur le rôle de l’enseignant de philosophie : « Le professeur dans sa chaire est institué par l’État et, à ce titre, ne doit, sous peine de déchéance, rien dire contre la loi que la société s’est donnée (...). Nous sommes l’instruction publique c’est-à-dire la civilisation et la moralité du pays (...). Le prêtre à l’autel, le professeur dans sa chaire poursuivent une même tâche.».

Une autre raison explique le rétablissement de cette classe comme le rappel le bulletin officiel : « appelés à marcher au premier rang de la société, assurons leur par les lettres et par les sciences, par la philosophie et par l’histoire, la culture de l’esprit la plus large et la plus féconde afin de fortifier l’aristocratie de l’intelligence au milieu d’un peuple qui n’en veut pas d’autre et de donner un contrepoids légitime à cette démocratie qui coule à pleins bords. Si par l’enseignement primaire étendu, honoré et par l’enseignement secondaire français largement établi nous relevons le niveau moral du peuple, relevons en même temps celui de la bourgeoisie par un enseignement secondaire classique vigoureusement constitué.»

Enfin, c’est la perte de vitesse de la philosophie par rapport à l’enseignement confessionnel (les congrégations n’avaient pas elle abandonné l’enseignement de la philosophie): « Il faut trouver un moyen de retenir jusqu’à leur terme les élèves, donner une sanction plus forte aux études philosophiques dans les épreuves du baccalauréat »

La dissertation philosophique fait son apparition. Exercice phare notamment à l’agrégation et qui fait l’objet d’une étude intéressante à partir de l’un de ceux qui l’a introduit Charles Bénard enseignant et docteur en  philosophie en 1836, rédacteur de manuels scolaires est notamment le premier à proposer une méthode pour la dissertation en 1866.

1.5      1880 : Jules Ferry

En 1880 c’est un nouveau programme, avec Jules Ferry. La république est là, elle s’installe.  Il y a donc l’introduction dans le programme de philosophie de l’économie politique. « Le prolétariat doit comprendre qu’il y a des règles qu’il ne peut ignorer » comme le dit Jules Ferry. La morale met l’accent sur un aspect pratique : le vote, l’obéissance aux lois, le service militaire, le dévouement à la patrie. « La république s’enseigne, c’est une forme indiscutable quasi naturelle du politique ».

En 1885 la partie consacrée à l’économie politique disparait.

En 1890, la liberté de l’enseignant (c’est-à-dire l’absence de doctrine imposée) commence à faire débat, le bulletin Académique rappel quelques règles à ce sujet : « En même temps que l’État élève les esprits, il doit élever les âmes et cela dans les deux sens du mot : donner l’éducation et diriger vers le haut les âmes que la nature entraîne vers le bas (...). Il ne peut y avoir pour un État d’autre morale que la morale du devoir ni d’autre philosophie que celle qui rend possible une morale du devoir [.]L’enseignant de philosophie ne s’éloignera pas trop du niveau d’idées moyennes sur lesquelles jusqu’ici ont reposé les sociétés. L’enseignement de la philosophie sera tout sauf révolutionnaire, il doit être tel que les « pères de famille » ne puissent répugné à lui confier ses propres enfants ».

Comme le dit Bruno Poucet, l’enseignement de la philosophie, dans le secondaire doit apporter à l’élève « l’art de penser librement », tout en n’en faisant pas un « révolté » ou un « sceptique ».

1.6      Les années 1900 : Probité ou déférence ?

Les années 1900 voient l’équation impossible se mettre en place : Probité intellectuelle envers notamment l’institution et audace critique. Défiance ou déférence ?  Guillaume Vergne enseignant de philosophie évoque l’arrivée de la philosophie comme « un savoir-pouvoir ». Dans son livre sur l’enseignement de la philosophie de 1840 à l’entre deux guerres il y a une union sacrée qui s’installe entre la IIIème république et l’enseignement de la philosophie : « L’enseignement de la philosophie fournit à la IIIe République son corpus doctrinal et ses discours de fondation, tout du moins en ce qui concerne la question des savoirs scolaires et de l’organisation des études. […] De son côté, la République, en fait d’une certaine façon sa vitrine. On comprend dès lors le soutien massif que prodigue à la République le corps des professeurs de philosophie. »

L’enseignant de philosophie devient un porte parole de la république avec toute la liberté associée. La nation et la loi, la patrie, l’Etat et ses fonctions, la démocratie, l’égalité civique et politique sont au programme de la partie « morale civique et politique ».

Instruction officielle : « Le professeur insistera, tant à propos de la morale personnelle que de la morale sociale, sur les dangers de l’alcoolisme et sur ses effets physiques, moraux et sociaux : dégradation morale, affaiblissement de la race, misère, suicide, criminalité. ».

1.7      1925 : la liberté des enseignants de philo respectée ?

En 1925 avec l’arrivée des instructions d’Anatole de Monzie (avocat, homme politique) vient l’idée du respect des opinions de l’enseignant de philosophie. Les élèves doivent être formé à la liberté de jugement mais aussi à devenir des citoyens. Il n’est ni question de dogme, ni d’indifférence. Il faut que les jeunes puissent s’intégrer à la société et à l’humanité qui les attends. On passe d’un programme sous forme de questions, à un programme sous forme de notion, encore en vigueur aujourd’hui. Le programme est divisé en 4 sections (plus en vigueur aujourd’hui) :


La psychologie avec cette idée d’analyser son propre fonctionnement pour mieux saisir ce que nous pouvons connaître (les conditions de la connaissance).

 La logique est  étudiée dans le sens de la norme, notamment avec la vérité.

 La morale, la norme comme notamment norme de l’action.

La philosophie générale et problème métaphysique (la matière, la vie, l’esprit).

Le reproche que l’on peut faire à ce programme c’est qu’il ne propose pas de penser la société de demain, il demande à l’élève de comprendre où il est, qui il est et comment s’intégrer.

Question : La philosophie doit-elle nous aider à penser la société de demain, et si oui comment, avec les doctrines du passée ?

1.8      En 1942 le programme ne compte plus que 3 rubriques 

Psychologie, logique et morale :

Le programme de morale est très fortement connoté « travail, famille, patrie ».

1.9      Après la guerre

 Après la guerre, dés le 15 septembre 1945 est rétabli le programme de 1923. Il sera enseigné jusqu’en 1960.

1.10  1960 Une philosophie critique

1960, je cite Bruno Poucet : « si le programme de 1925 se terminait par « Dieu », celui de 1960 se termine par « l’homme et sa destinée » : c’est donc une philosophie de la liberté qui est proposée ici, dans la ligne de celle de Kant »

Il ne s’agit plus de montrer les lois et nouvelles lois misent en évidence par exemple en biologie mais de mettre en question les problèmes que posent cette science. La philosophie se situe comme juge par rapport aux autres sciences.

Conséquences :

Il ne fut pas rare qu’en fonction du professeur que la philosophie et son programme fût négligé au profit des sciences humaines ou d’auteur comme Marx, Nietzsche et Freud.

1.11  1973 : des changements importants 

En 1973 c’est la disparition de la classe de philosophie avec l’apparition de la section A. Le programme s’en trouve allégé. Des notions et textes sont au programme.

Sur 14 notions, 5 sont nouvelles : nature/culture ; Illusion ; autrui, la mort, l’existence. La religion est présente ainsi que la société et les échanges.

 L’idée d’une démocratisation se pose, l’enseignement de la philosophie est-il un enseignement de haute culture, nécessaire à la formation des élites ? La Section A1 est ressentie par certains comme une section élitiste comme pouvait l’être la section C pour les sciences. L’absence de philosophie pour les sections professionnelles pose question.

En 1974, un projet visant la disparition de la philosophie est proposé.

En 1975 voit la création du groupement de recherche sur l’enseignement philosophique mené par Derrida. Pour lui l’enseignement de la philosophie doit se penser dans un ensemble qui est l’enseignement en général et son système.

1.12 Les années 2000

Au début des années 2000, un nouveau programme est proposé, mais il rejeté par la profession : des couples de notions qui pouvaient remettre en question la liberté de l’enseignant de philosophie, une orientation politique trop libérale, voilà quelques points de discorde.

En 2003 apparait un nouveau programme en même temps qu’une nouvelle organisation pour le bac, série  littéraire, scientifique ou économique et sociale. C’est ce programme que j’ai en enseigné. Il y a des notions qui sont regroupé comme par exemple, la culture qui regroupait l’histoire, le langage, la religion, l’art, travail et technique ou bien la morale qui regroupait la liberté, le devoir et le bonheur.

L’idée étant à la fois de transmettre une culture philosophique à travers des doctrines que l’on confronte à des problèmes. Il s’agissait d’aiguiser le jugement critique, de former à l’autonomie du jugement mais toujours pas de penser le monde autrement si cela est nécessaire.

1.13 2020 : La philo dés la première : encore une reforme en trompe l’œil !

2020 : l’arrivée d’un nouveau programme, les notions sont classées par ordre alphabétique, il y en a 17 en série générale, il y a toujours les repères (vocabulaire philosophique) La « nature » fait sont apparition. Nous disposons de 4 heures par semaine et la note de la philosophie obligatoire compte pour 8% de la note au bac.

La philosophie est toujours obligatoire en terminale mais elle fait son apparition en 1er sous forme d’option (quel progrès !).

2         Conclusion

Il est difficile d’ignorer cet héritage, qui propose à la fois une philosophie pour une élite sociale masculine, sélective et non émancipatrice. Cet héritage, peu connu et mal enseigné, laisse pourtant des traces, la philosophie n’est toujours pas enseignée dans le socle commun de connaissances et elle est de moins en moins  considérée puisqu’elle compte pour moins de 10% de la note au bac (elle a failli être supprimée en 1975).

Pourtant depuis une cinquantaine d’années Matthew Lipman et d’autres démontrent que les enfants peuvent faire de la philosophie. Introduire de la philosophie dés le plus jeune âge (de manière officielle avec recrutement, formation etc.) remettrait complètement en question la manière même de faire de la philosophie, voir d’enseigner, qui a le courage de cela ?

La philosophie avant d’être un savoir, c’est un savoir faire avec  des questions, des problématisations, une enquête, Lipman définie la démocratie comme une enquête sociale. 

Combien de temps consacrent nos enfants à faire cette enquête ? Ils apprennent par cœur la définition de la démocratie, mais est-ce que le fonctionnement même de l’école est démocratique ? Cette question c’est un inspecteur général qu’il la pose, il me semble que nous ne pouvons plus en rester au stade de la question : permettons à nos enfants d’enquêter